Dans son nouveau livre « Marketing, les illusions perdues », l’auteure Florence Touzé fait le constat d’une défiance grandissante du grand public vis à vis des marques et des grandes enseignes. Face à ces citoyens en quête de sens, les entreprises doivent réagir vite si elles ne veulent pas perdre leur public.
Toutes les études le montrent, la consommation est en train d’évoluer (lire à ce propos l’étude de la sociologue américaine Elizabeth Curidd-Halkett The Sum of small things, A Theory of the Aspirational Class). Les nouveaux consommateurs cherchent du sens, s’engagent et inventent une nouvelle société. Que se passe-t-il ? Selon vous, est-ce une tendance ou un profond changement ?
Je suis convaincue, et les chiffres le montrent aujourd’hui, que c’est un changement de fond. Les comportements de consommation ont énormément évolué. Je n’imaginais pas voir autant de changements dans le bon sens en quelques années ! Au regard de l’héritage culturel que nous portons et de notre imprégnation du modèle social de consommation, je trouve que c’est rapide. Est-ce que ça ira assez vite pour répondre aux enjeux écologiques ? Je ne sais pas. Mais je vois maintenant arriver des personnes de mon entourage qui m’expliquent comment manger bio ou acheter d’occasion. Ces sujets étaient inaudibles pour eux il y a dix ans. Ils ont fait le chemin : ces sujets sont rentrés dans leur quotidien. Ce n’est pas encore une totale révolution, les clés sont différentes d’un individu à l’autre et sont rarement globales mais l’important est d’avoir un levier d’action.
Mais au quotidien, certaines choses restent fragiles. Les consommateurs restent tiraillés entre leur conscience et la vie en société dans laquelle ils sont soumis à une pression forte avec des sollicitations permanentes. Ils peuvent donc se réfugier dans une consommation consolation. La consommation responsable est encore liée aujourd’hui au sentiment de devoir faire un effort : on le fait mais ce n’est pas toujours de gaieté de cœur. Là se trouve un important levier pour les entreprises : réduire ce tiraillement ressenti, proposer des offres qui vont vers l’apaisement, le soulagement de cette tension intérieure ressentie par les consommateurs.
En cela, le marketing peut aider car il permet de comprendre ce qui s’est passé dans la vie de quelqu’un pour qu’il change ainsi et comment améliorer l’offre pour mieux rencontrer ses attentes.
Vous avez dit que les consommateurs s’émancipent, qu’est-ce qu’ils attendent des entreprises ?
La défiance vis à vis des entreprises reste forte mais l’attente aussi. Donc par émancipation il ne faudrait pas entendre détachement mais plutôt équilibrage de la relation et une nouvelle compréhension du rôle de l’entreprise.
La situation est assez paradoxale : le public se méfie du marketing et modifie sa consommation mais il attend aussi beaucoup des entreprises pour agir sur l’amélioration de la situation sociale. On vit un croisement des forces politiques et économiques. C’est plutôt intéressant sur la responsabilité des entreprises mais inquiétant sur la confiance dans le rôle du politique et du service public.
Quand les citoyens sont déçus par les politiques, ils tournent leurs espoirs vers les entreprises, tout en disant qu’ils n’ont jamais été aussi défiants vis à vis des marques.
Et pourtant quand un problème survient c’est quand même au politique que les français demandent d’agir. La confusion privé/public est grande !
A lire à ce propos
90% des français veulent que les marques s’engagent vraiment.
Blackrock abandonne les marques qui ne s’engagent pas.
Les français appellent de leurs vœux les entreprises à mission.
Que risquent les marques qui ne se mettraient pas à l’écoute de ces signaux ?
Elles risquent de perdre leur public, de rompre définitivement la confiance déjà ébranlée.
On voit aujourd’hui que les « grandes marques » traditionnelles françaises (L’Oréal, Dim, Nestlé, Danone,…) sont challengées par des nouveaux venus qui ont choisi un autre ton, une autre relation (Michel&Augustin, Le slip Français, Lush,…). Ces nouveaux acteurs ne sont pas toujours des modèles de responsabilité mais ils ont compris que la donne avait changé. Et qu’il est nécessaire de changer de posture pour ne plus être dans un rapport d’autorité.
Attention, le consommateur a de nouvelles attentes mais sa conscience est fragile ou instable : un argument peut le faire vaciller dans son évolution : la bouteille d’eau d’Uber a gagné sur la problématique sociale et la facilité de service de Doctolib efface la question du suivi médical… Il y a encore beaucoup à faire pour gagner en responsabilité globale ! L’argument clé pour convaincre à l’achat est souvent celui de la considération individuelle à un instant T. On s’occupe de moi, j’oublie les conséquences…
Certaines entreprises surfent encore avec succès en jouant sur l’avantage immédiat. Cela n’empêche pas Nespresso d’investir en millions d’euros dans un processus de recyclage…
D’après vous, le numérique a-t-il joué un rôle dans la maturation des consommateurs face au pouvoir médiatique et à l’image ?
Internet permet de réunir les gens qui ont des centres d’intérêt communs. Il élimine les frontières, les distances. Le numérique ouvre la porte à de nouvelles sources d’informations mais aussi à de nouveaux pouvoirs médiatiques et de nouveaux jeux d’image. Le meilleur et le pire, en plus grande quantité, sans frontières et de manière instantanée.
D’un côté, le numérique permet de diffuser l’information plus vite. Il oblige à la transparence. Il donne l’opportunité à des experts et des citoyens ordinaires de s’exprimer, de devenir des relais d’information, y compris des gens qui n’avaient pas de légitimité politiques. Il permet également d’identifier des sources d’informations, de discuter avec des personnes influentes comme des blogueurs, des youtubeurs. Donc pour certains, ça aide à la maturation et la compréhension.
Mais d’un autre côté, le numérique permet aussi d’encourager les fausses rumeurs, la circulation d’informations dont les sources n’ont pas été vérifiées. Souvent mes étudiants me disent « j’ai trouvé ça sur Internet » et je leur réponds : « mais qui a dit ça, est-ce que la source est fiable ? »
Une chose est certaine : le numérique change les règles, le rapport à l’information et à la connaissance et au partage. Il faut tout réapprendre, développer l’esprit critique. Cela offre énormément d’opportunités.
D’après un récent rapport du Reputation institute, 45% de l’image que les consommateurs ont d’une entreprise est liée à sa RSE (responsabilité sociale des entreprises). Comment les entreprises doivent-elles réagir pour regagner la confiance des consommateurs et citoyens du XXIème siècle ?
Les entreprises doivent comprendre que c’est la globalité de leur offre qui est aujourd’hui mise en cause : leurs valeurs, leurs comportements avec leurs salariés, leur mission, leur impact environnemental. Elles doivent accepter de faire un pas de côté pour regarder ce qu’elles font, ce qu’elles savent, identifier ce qui n’est pas cohérent. Pour certaines entreprises, c’est un pas énorme et ça peut effrayer. Le chemin vers plus de responsabilité est parfois long et tortueux.
Pour commencer, on peut utiliser une matrice simple qui permet de valider que l’entreprise se trouve bien dans une approche cohérente. C’est ce que j’appelle le Triple contrat de la marque.
Ensuite, l’objectif est de rendre ce contrat cohérent. Cela nécessite une décision qui est irrévocable car si un des trois piliers n’est pas aligné, alors il y aura crise à un moment ou un autre. Je donne un cours de « marketing critique » en deuxième année de Master et les étudiants mettent du temps à avoir un regard critique mais c’est un exercice passionnant. Cette année, pour chaque marque qu’ils étudiaient, ils appliquaient cette matrice. Ça les a outillés pour regarder la réalité des entreprises différemment. Lors du séminaire annuel d’une entreprise, nous avons fait travailler de la même manière les équipes marketing internationales sur leur contrat de marque. C’était intéressant d’observer les différences entre les cultures : les danois étaient très avancés sur les questions de responsabilité alors que les anglais n’en avaient aucune conscience. La direction marketing a utilisé ce point de départ pour repenser la stratégie de marque européenne.
Vous parlez dans votre livre de « marketing implicatif », qu’est-ce que cela signifie et quelle est la différence avec le marketing « classique » ?
Ça veut dire proposer des offres aussi agréables que facilitatrices d’une consommation responsable afin de réduire le conflit intérieur du public. Et assurer que tous les moyens sont mis en œuvre pour réduire les impacts négatifs de ces offres. On dépasse donc le rôle du marketing uniquement commercial mais on touche à la stratégie globale de l’entreprise.
C’est l’idée qui est synthétisée dans les 4 axes du marketing implicatif, O.S.E.R : offrir, soutenir, engager et relier
- Offrir, cela signifie proposer des solutions satisfaisantes mais aussi plaisantes et apaisantes. C’est-à-dire des solutions respectueuses de l’individu et de son environnement.
- Soutenir, c’est faciliter l’apprentissage vers de nouveaux modes de consommation : guider, accompagner, et avant tout écouter.
- Engager, cela veut dire commencer par engager les collaborateurs en interne autour de projets et non plus de missions aux frontières étanches et intégrer de nouveaux acteurs, notamment le consommateur comme un acteur central et non plus comme un cobaye.
- Et enfin relier, c’est intégrer la communication comme support d’une démarche globale et continue qui consiste à relier les individus.
Le green washing – qui consiste à utiliser abusivement d’un positionnement et de pratiques écologiques à des fins marketing – ne résulte-t-il pas d’une tension énorme, encore irrésolue, entre l’actuel fonctionnement d’une majorité d’entreprises (notamment les multinationales) et les énormes changements structurels nécessaires (non menés) pour créer une économie résiliente (revenir à des unités plus réduites, locales, des organisations en réseau avec un partage du pouvoir plus horizontal grâce au numérique)?
Le greenwashing résulte de plusieurs facteurs :
- Des comportements purement abusifs d’entreprises qui sont prêtes à tout sans état d’âmes (il y en aura sans doute toujours, comme il y a toujours des escrocs et il ne faut pas hésiter à les dénoncer)
- La croyance naïve, de plus en plus rare, que l’on peut affirmer n’importe quoi dans la publicité (les cas de greenwashing diminuent d’année en année à l’ARPP : les professionnels ont enfin compris)
- L’enthousiasme de premières démarches RSE dont on veut parler en oubliant tout le chemin qui reste à faire…
- Le manque de connaissance des enjeux…
Dans tous les cas la pédagogie est la meilleure arme et la plainte ou l’interpellation de la marque un bon outil. Les associations professionnelles AACC, UDA, ARPP agissent depuis plusieurs années pour sensibiliser leurs membres et les outiller. Et ça marche plutôt bien. En France en tout cas.
Le greenwashing, finalement, ce n’est qu’un épiphénomène au regard des enjeux sociétaux qui sont en jeu. Comme les consommateurs, les chefs d’entreprise doivent être accompagnés dans cette évolution. Et pour certains, on touchera à des croyances fortement ancrées, à des convictions personnelles qu’il sera difficile de toucher. Comment concilier libéralisme avec transformation durable ? D’autres équations sont à inventer : concilier entreprise pérenne et impact sociétal positif. Et certains sont en chemin.
Comment concilier le marketing, qui analyse les besoins des consommateurs afin de mieux y répondre (et se trouve donc toujours dans le désir du consommateur), avec la nécessité de repenser totalement nos économies, voire même de frustrer ce consommateur (« tu ne peux pas acheter ça, c’est fabriqué à l’autre bout de la planète », « c’est emballé dans du plastique », « c’est de la viande et donc mauvais pour les gaz à effet de serre », etc, etc) ? Pour simplifier, le marketing et l’écologie ne sont-ils pas deux notions irréconciliables ?
Il faudrait poser la question autrement : est-ce-que entreprise et écologie sont conciliables ?
Après, le marketing, il fait ce qu’on lui demande faire.
Revenons à son origine du marketing : produire ce qu’il faut pour satisfaire et donc assurer la pérennité de l’entreprise.
On a un siècle d’apprentissage du marketing. On sait, si on veut, comprendre les aspirations. On sait activer les leviers de pédagogie, de séduction, de frustration (la mode, les séries limitées !), on peut donc tout à fait utiliser ces connaissances pour soutenir des projets soutenables. Le marketing est un mot abîmé. Quand j’ai écrit mon livre, je me suis posée la question du mot : est-ce qu’il ne faudrait pas employer un nouveau mot ? C’est pour cette raison que j’ai créé ce nouveau mot : le « marketing implicatif ».
La responsabilité est un cheminement pour la plupart des entreprises. Les prises de conscience se font petit à petit. Avec en même temps l’ouverture d’une boîte de Pandore impressionnante. Quand on commence à tirer un fil de la RSE c’est un château de cartes entier qui se met à trembler. Il est donc nécessaire que la direction générale de l’entreprise soit convaincue du chemin à faire et rassurer de sa capacité à le conduire. Cela peut aller jusqu’à remettre en cause totalement un modèle économique, voir la mission d’une entreprise.
J’ai eu certains témoignages récents de dirigeants pas du tout sensibles personnellement qui sont alertés du jour au lendemain, par une crise sanitaire, par une interpellation des actionnaires, par le succès fulgurant d’un concurrent… Et qui soudainement comprennent que le danger est à leur porte s’ils ne changent pas.
Avez-vous des exemples d’entreprises réellement novatrices actuellement dans leur stratégie marketing ?
Veja, qui se défend de faire du marketing, le fait au contraire très bien. L’entreprise a fait exactement ce que certains consommateurs recherchaient. Elle a créé la basket la plus propre possible. Ils l’ont faite jolie. Y compris sans faire de publicité. Les dirigeants en ont parlé dans la presse et sont allés dans des endroits comme les universités d’été de la communication responsable. Ils ont conquis tout de suite un premier cercle totalement en phase avec leurs valeurs.
Les créateurs de cette marque ne seraient pas heureux de me l’entendre dire car ils n’entendent dans marketing qu’artifice et surconsommation. Mais en réalité ils ont fait un excellent marketing : être en phase avec ses publics. La communication et le marketing peuvent servir de très beaux projets.
Un grand merci à vous pour vos réponses 🙂
A lire
Marketing, les illusions perdues aux éditions La Mer Salée
Cultivée plutôt que riche, la «classe ambitieuse» change le rapport à la consommation
En 2018, on arrête la schizophrénie marketing, on innove !
2 Commentaires
Wow that was strange. I just wrote an extremely long comment but after I clicked submit mmy comment didn’t show up.
Grrrr… well I’m not writing all that over again. Regardless, just wanted to say excellent blog!
Well, sorry Michell, maybe you could try again ? Thank you for your comment