Le 23 avril 2018, Claire Nouvian, fondatrice de l’association Bloom, a reçu le prestigieux prix Goldman pour l’environnement à San Francisco. Cette reconnaissance est due, en partie, au spectaculaire succès de la pétition contre le chalutage en eau profonde organisée en novembre 2013. Les ingrédients de cette réussite ? Le talent d’une illustratrice star des réseaux sociaux, Pénélope Bagieu, un ton drôle et décalé, et surtout un bon storytelling. Décryptage d’un cas d’école
900 000 signatures obtenues en quelques jours grâce à une bande-dessinée
En novembre 2013, l’association Bloom, qui oeuvre pour la protection marine, lance une pétition pour dénoncer le scandale financier, social et environnemental de la pêche profonde réalisée par une dizaine de navires français, dont une majorité appartient à Intermarché. Malgré ses prises de parole en public et sa motivation, Claire Nouvian la fondatrice de Bloom éprouve des difficultés à mener son combat dans l’ombre et se sent parfois découragée.
Mais tout va bientôt changer grâce à une opération de storytelling hors norme ! Touchée par une conférence de Claire Nouvian, la dessinatrice star des réseaux sociaux Pénélope Bagieu souhaite partager l’information sur ses réseaux sociaux. Ne trouvant rien d’assez percutant, elle se met à dessiner. Le lundi soir 18 novembre 2013, elle poste sur son blog, Prends cinq minutes et signe copain une planche illustrée, savoureuse et hilarante sur la pêche en eau profonde pour encourager le grand public à signer la pétition lancée par l‘association Bloom à 19 jours d’un vote décisif du Parlement européen sur l’avenir des pêches profondes.
Dans la foulée, le Huffington Post et Rue 89 demandent à la dessinatrice s’ils peuvent partager son billet, le buzz prend. Au plus fort de la campagne, la pétition recueille 10 signatures par seconde, atteignant plus de 900 000 signataires, un record pour une ONG environnementale. La force de la mobilisation est telle qu’elle finit même par faire tomber le site Internet ! La fondatrice de l’association Bloom n’en revient pas, comme elle le raconte au moment du succès à un journaliste du feu magazine Terra eco : « Ça fait dix ans qu’on se bat sur ce sujet. On a écrit des supers textes, on a fait des supers cartes mais quand on a parlé de nous, quand on a commencé à faire des JT, j’ai toujours dit qu’il ne fallait pas s’attendre à un déclic magique. Et là c’est en train d’arriver, ça y est le sujet est sorti de l’ombre. »
Résultat : la mobilisation fait grand bruit, obligeant les directions des supermarchés à réagir et se positionner rapidement. Le 2 décembre, la marque Casino retire les espèces profondes des ventes, suivie par Carrefour puis par Auchan. Enfin la flotte d’Intermarché finit par plier à son tour fin décembre. En juin 2016, à l’issue de quatre ans d’intenses négociations, l’UE bannit la pêche au chalut qui racle et endommage les fonds marins au-delà de 800 mètres de profondeur. Une victoire pour les ONG, très mobilisées, dont Bloom, devenue entre-temps une figure de ce combat.
#storytelling : quel est le secret de Pénélope Bagieu ?
Comment Pénélope a-t-elle fait pour mobiliser autant d’attention sur un sujet dont personne n’avait rien à carrer ?
La popularité de l’auteure
A l’époque, Pénélope Bagieu était suivie par 115000 followers sur les réseaux sociaux tandis que Claire Nouvian la fondatrice de l’association Bloom, comptait 730 followers sur Twitter. Bloom, son association, peinait à dépasser les 10 000 fans sur Facebook. Aujourd’hui, 300 000 et 5 000 personnes suivent respectivement Pénélope Bagieu et Claire Nouvian sur Twitter, tandis que l’association Bloom est suivie par plus de 41 000 fans sur Facebook. Pour lancer une bonne campagne de storytelling, le relais d’un.e influenceur.se au départ, ça aide.
Le schéma narratif
Au démarrage, la BD suit un schéma narratif classique mais très efficace que l’on retrouve dans de nombreux films et romans. La narration commence selon une « structure en montagne ». La première partie de l’histoire se concentre sur la description du cadre du récit (décors, lieu, personnages). Après une situation initiale interrompue par un événement perturbateur, le héros doit surmonter une suite d’obstacles de plus en plus intenses jusqu’au point culminant du récit ou se déroule la conclusion de l’histoire.
Pénélope Bagieu commence par nous rendre les fonds marins attachants en nous faisant découvrir des poissons que nous ne connaissons pas, et en comparant les coraux à nos maisons, « un récif corallien c’est Sim City, ça marche vraiment comme une ville : une ville mega-complexe qui en plus ne peut être construite que par 6 espèces de corail (sur 3000) », « un genre de petite civilisation millénaire, un patrimoine dont on a plein de trucs à apprendre sur l’avenir de l’humanité ».
Mais cet équilibre idyllique se trouve bientôt menacé par l’arrivée des chalutiers qui raclent les fonds « des énormes bateaux qui tractent un filet géant lesté qui décape le fond sans discrimination. Qui racle pendant plusieurs heures absolument tout ce qui est accroché sur son chemin. Point. » C’est l’événement extérieur qui vient briser l’équilibre initial. Là, bien accroché par le récit, le lecteur suit les explications de l’auteure qui dévoile les rouages de mécanismes peu reluisants mis en place par les supermarchés pour gagner de l’argent. Révoltés par la situation, le lecteur cherche à aider les héros de l’histoire, des poissons auxquels il a fini par s’identifier. Il est prêt à passer à l’action.
Des personnages attachants
Par la magie du dessin, et un anthropomorphisme assumé, l’illustratrice parvient à nous rendre les poissons des fonds marins et les coraux intéressants. Elle fait parler les poissons grâce à des bulles et illustre la complexité de la vie sous-marine par des situations que nous pouvons comprendre. Peu à peu, nous nous identifions à ces personnages drôles, à ce monde qui ressemble finalement au nôtre. Nous nous mettons à leur place et, par un phénomène totalement humain d’empathie, nous comprenons la situation de l’intérieur, à travers nos émotions. Résultat, nous nous sentons beaucoup plus touchés par ce qui arrive à ce monde sous-marin.
Le format de la bande-dessinée
Pénélope Bagieu excelle dans l’art de la bande-dessinée en mode scrollitelling, un format particulièrement bien adapté à la lecture en ligne. Le lecteur scrolle au fur et à mesure de l’histoire pour pouvoir lire la suite. C’est facile et rapide. Chacun peut dérouler le fil à la vitesse qui lui convient. Les dessins, annotés par des textes courts écrits à la main, permettent de comprendre l’histoire de façon très imagée. Là où un article demanderait un effort cognitif important, l’image rend la lecture très simple. Confucius ne disait-il pas qu’une image vaut mille mots ?
Les dessins de Pénélope
Pénélope a un sacré coup de crayon, c’est clair. J’ai essayé aussi de dessiner et ça ne produit pas du tout le même effet 😉
Un ton original et une bonne dose d’humour
De jeux de mots en explications pédagogiques, l’artiste nous conduit peu à peu à nous sentir révoltés par la situation. Loin de nous culpabiliser, comme le font trop souvent les ONG environnementales, la dessinatrice utilise l’humour, sans pour autant renoncer à la véracité scientifique du propos. Claire Nouvian a d’ailleurs relu la totalité de la bande-dessinée avant sa publication. Avec des expressions familières, des gros mots mis dans la bouche des poissons et même du corail « ‘tain la pression les mecs ! », avec une façon d’écrire imitant le langage parlé, Pénélope Bagieu joue sur le décalage entre la gravité du sujet et la légèreté du style.
Une approche pédagogique
Avant de nous inciter à agir, Pénélope Bagieu prend le temps de nous expliquer le problème en détail avec des mots compréhensibles par tous, des chiffres et des images pour nous faire comprendre l’ampleur de la situation. « Si cette « déforestation » massive avait lieu à la surface, ce serait méga spectaculaire. Pour info, ça raserait Paris en un jour et demi par exemple. » Elle simplifie volontairement le problème pour faire passer plus facilement son message. Et ça marche !
Un appel à l’action à la fin de l’histoire
A la fin de la bande-dessinée, quand nous sommes bien chauds et révoltés par la situation, plutôt que de nous laisser repartir dans votre train-train quotidien, Pénélope ne lâche pas l’affaire. C’est là qu’elle sort la dernière cartouche, le lien d’action à 900 000.
Bilan : un succès colossal obtenu avec un budget minuscule
Cette opération, lancée spontanément par l’illustratrice Pénalope Bagieu, montre qu’il n’est pas nécessaire de dépenser des fortunes en ligne pour réussir à mobiliser le grand public. Le tout aura coûté du temps, de l’imagination, un crayon et de l’encre de couleur. Avec un storytelling fort et une bonne dose de créativité, il est possible de faire des merveilles !
La prochaine fois, je vous raconterai comment Brandon Stanton, le créateur de Humans of New York, a réussi à rassembler une communauté de 18 millions de personnes grâce à la magie du storytelling.
A bientôt 🙂
Vous souhaitez apprendre à raconter des histoires pour mobiliser vos internautes ?
Suivez la formation storytellling pour le web
A lire
Mireille Pacquet « L’alliance du collaboratif, du jeu et du storytelling donne aux gens la possibilité d’agir. »
Ecrire pour mobiliser le public autour d’une cause vous intéresse ?
Lire « Les 10 commandements du journalisme d’impact »
1 Commentaire
Merci Eve pour cet article. Je m’intéresse au storytelling en tant que rédactrice web débutante. Je vais de ce pas lire les contenus que tu recommandes en fin d’article. 🙂